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la dualité dans les huit salopards

Ils sont loin les John Wayne et Ford, et pourtant, le dernier Tarantino est bien rangé dans la catégorie western. C’est un western moderne, revisité, voire cassé. Les cow-boys sont des salopards, dépeints de manière à les désacraliser. Sans chevaux et affublés d’un humour à répétition malgré eux, ils sont ridiculisés. Le spectateur assiste à leurs galères, comme celle de clouer la porte à chaque fois qu’ils entrent dans l’auberge (avec deux planches !).

Ce sont des cow-boys déchus, privés de leur milieu naturel, le désert. Le travelling du début met en exergue ce désert blanc, le « white hell » qui leur échappe. C’est aussi une dénonciation du monde impitoyable dans lequel nous vivons aujourd’hui, qui reste malgré tout encore dominé par l’homme blanc. Du moins, c’est ce que l’homme blanc aime à penser. Car ce qui domine réellement dans le film est la Nature. C’est la Nature avec un grand N qui réduit ces cow-boys à des clowns en les enfermant dans cette auberge.

La Passion du Christ en premier plan au début illustre ce monde de souffrances, d’injustices. Mais après la Passion vient la résurrection. La question que pose le film serait alors la suivante : y a-t-il de l’espoir ?

Le huis clos peut être perçu comme une analogie du monde. Face à la Nature intransigeante, sauront-ils cohabiter ? Mais ce Jardin d’Eden est vite transformé en boucherie par les hommes. Eh, on ne va pas voir un Tarantino si on n’est pas prêts à croquer la pomme !

 

La dynamique du film passe par la dualité. Les hommes en effet sont des êtres grégaires et belliqueux, qui ne savent évoluer sans former des alliances ou s’opposer. Ils se haïssent, se méfient, et pourtant sont condamnés à vivre ensemble. Les rapports de force constamment renversés à travers tout le film, ce qui crée une tension en crescendo. A chaque introduction d’un nouveau personnage, la situation devient de plus en plus instable. La pression est aussi accentuée par les prises de vue vertigineuses (plongées à 90° sur les personnages mis en position de faiblesse lorsqu’ils arrivent à l’auberge car ils ne savent rien de ce qui les attend).

 

La première division des humains se fait par le genre : homme ou femme. Ici enchaînés ensemble (Domergue et Ruth), ils sont condamnés à se supporter malgré leurs différences. La femme, considérée comme un être fragile et innocent, ne doit pas être traité par les hommes de la même façon que les autres hommes. Ainsi, pour pouvoir frapper Daisy, elle est destituée de son statut féminin. Elle le retrouve parfois, et Ruth en est malgré lui charmé.

La femme parle peu, et quand elle parle, elle passe pour une idiote. Mais elle reste mystérieuse. Seulement, la femme est aussi celle qui triomphe, qui a des hommes sous ses ordres, risquant leur vie pour la sauver.

 

Le noir et le blanc s’opposent aussi, et tentent vainement de cohabiter. Pendant le dialogue entre Warren et Smithers, les plans alternés des personnages avec les touches de piano dont joue Bob constituent presque un effet koulechov qui implique cette incapacité à s’entendre.

Bien que les deux hommes parlent au départ en tentant de trouver un terrain d’entente, le rapport de force existe toujours. En effet, le champ-contre-champ offre un plan frontal de Smithers, mais un plan en contre-plongée de Warren. Smithers est honnête dans la conversation, se résignant à engager un dialogue avec le « nègre ». Mais le secret de Warren, qu’il utilisera contre Smithers lui donne cet aval.

Pendant ce temps, Bob tente maladroitement de faire fonctionner les touches noires et blanches ensemble sur son piano afin de créer une musique harmonieuse, en vain. Même sur un piano, les touches noires et les touches blanches ne font que cohabiter, elles ne se mélangent pas : les noires en haut, les blanches en bas, à la manière du rapport de force dans la scène.

Ces dissonances entraînent la mort de Smithers, qui n’avait pas la main dans la scène. La fermeture du piano suggère le triomphe d’une vision manichéenne.

 

Une autre des majeures divisions de ce film est entre les Américains du Sud et ceux du Nord, puisque le film a lieu juste après la guerre de Sécession. Les personnages du Nord (Warren et Ruth) s’allient contre ceux du Sud (Domergue, Mannix et Smithers). Plus qu’une division spatiale, c’est une division idéologique. La guerre est finie mais le schiste est bien présent. La haine est constamment présente entre les deux « camps ».

 

La méfiance et la tension présentes durant tout le film entraînent donc naturellement la xénophobie. Les Américains, malgré leurs différences, s’allient contre les Mexicains, contre lesquels la discrimination est très forte dans le film. Sur la pancarte de Minnie, on pouvait lire selon Warren « interdit aux chiens et aux Mexicains ». L’étranger est donc animalisé. Pire, il est même un sous animal puisque si Minnie a enlevé cette pancarte, c’est qu’elle a autorisé les chiens.

Par ailleurs, le nom Domergue est prononcé à l’anglaise durant tout le film, même après la révélation de sa réelle prononciation mexicaine. Alors même qu’elle va être tuée, Daisy voit son nom consciencieusement mal prononcé par Chris Mannix, d’un cynisme absolu.

 

Mais les divisions et alliances n’interviennent pas seulement entre les personnages du film. Le spectateur et le réalisateur d’aiment et se fuient.

Il existe une connivence d’entrée entre les deux : « Tarantino’s 8th movie », est écrit en toutes lettres pendant le générique. Le réalisateur s’est construit un univers propre, attendu du spectateur. Il fait partie du film. A la Hitchcock, il a pris l’habitude de faire des apparitions durant ses films, l’audience est donc à l’affût…  

Mais après avoir respecté ses règles habituelles comme celles du récit découpé en chapitres ou des jurons continus, Tarantino surprend son audience. Il n’apparaît dans le film qu’en voix off, rompant par la même occasion le cours de l’histoire, trimballant son spectateur dans la time line, le forçant à revoir des plans déjà vus, lui expliquant de façon presque condescendante (mais drôle !) le titre du chapitre « Domergue has a secret ». Il démontre sa toute-puissance, sa démiurgie. Il est le maître du temps et établit clairement ce rapport de force en utilisant le hors-champ. La genèse de l’histoire est hors-champ pendant presque tout le film, tout comme le Mexicain Joddy, interdisant ainsi au spectateur de comprendre l’intrigue jusqu’à ce que Tarantino l’y autorise. La destination des personnages, Red Rock, reste aussi en hors-champ jusqu’au bout.

Cette voix off est aussi une manière de ramener le spectateur un peu à la réalité, de le soulager de la tension accumulée, tout en lui rappelant son statut passif, impuissant face au film qui se déroule devant ses yeux. Il nous tient en haleine jusqu’au bout, nous qui attendons le bain de sang habituel qui ne sera ici qu’un grand final.

La seule chose que Tarantino laisse au spectateur, c’est le pouvoir de douter. S’il existe une chose qui rassemble les 8 salopards c’est bien le mensonge. Les personnages se méfient les uns des autres, mais le spectateur se méfie aussi de chacun d’entre eux. Et cela n’est pas naturel dans un film. En effet, un film est une fiction par définition. Le spectateur sait donc qu’il va assister à un mensonge. Mais par bonne foi, il prétend que ce qui lui est dit est vrai. Tarantino déstabilise donc le spectateur, lui interdisant de croire ce qui lui est affirmé jusqu’à l’identité-même des personnages. Ils ont plusieurs appellations : John Ruth est aussi « The Hangman », Warren est appelé « Dear Marquis » par Lincoln, mais « nègre » par la plupart des personnages dans le film. Chris Mannix est pour Warren un « fils de renégat », pour Smithers le fils d’un homme admiré et déterminé, et pour Mannix lui-même, il est le nouveau shérif de Red Rock. Mais il n’arrive pas à imposer cette identité aux autres, ni tout à fait au spectateur qui, doutant de tous, ne peut s’empêcher de douter de lui aussi, même si ses dires ne sont jamais démentis. Enfin les 4 passagers ont tous un nom autre que le leur puisqu’ils se font passer pour d’autres personnes. Les personnages se connaissent tous, par réputation, mais aussi de façon fragmentaire. Par exemple Ruth connaît Warren comme l’homme à la lettre de Lincoln, mais lorsqu’ils rencontrent Mannix, ce dernier lui apprend que Warren a aussi tué des hommes de son camp dans la guerre et qu’il a par conséquent été destitué.

 

L’homme est en somme dépeint par Tarantino comme un être ayant de multiples facettes, capable de s’allier et de s’opposer à ses semblables. Pour s’allier, l’homme doit aller au-delà des divisions (par exemple quand Warren et Mannix s’allient en temps qu’Américains face aux Mexicains criminels, ils passent au-dessus de leurs différences d’origine et de couleur de peau).

Si les hommes doivent être solidaires face à la Nature intransigeante, il semble que la nature humaine soit bien plus dangereuse. Car en s’alliant pour mieux s’opposer, les hommes s’entretuent, loin du blizzard qui apparaissait comme le principal ennemi au départ. La mort est la seule chose qui rassemble totalement les hommes. Ici, pas de résurrection, pas d’espoir possible, pas d’élévation sublime pour des salopards.

 

 

 

Alix Martineau

 

 

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